Humilitas

23 04 2019
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Mon cher lecteur,
 
Il y a en Italie, sur une petite île du lac majeur, un joyau d’architecture baroque, un palais aussi opulent qu’élégant, dont la pompe serait indigeste si elle n’était si harmonieuse.
 
Sous une coupole, la haute salle de bal est toute en stucs et en marbres, d’un bleu pâle, rehaussé  de bronze :
 
plafond de la salle de bal du Palais Borromeo sur l'Isola Bella
 
Elle est si haute qu’il faut s’y reprendre à deux fois pour déchiffrer l’inscription sur la clé de voute. Il s’agit de la devise de la puissante famille Borromée qui nous reçoit : Humilitas.
 
Humilité, quel étrange mot apposé à une telle démonstration de puissance et de richesse ; quelle étrange devise pour cette grande famille milanaise, associée aux Visconti, aux Sforza et aux grands vices de l’âge d’or des cités italiennes.
 
Quand donc avons-nous oublié que l’humilité était la grâce des puissants ?
 
Quand donc avons-nous oublié, qu’avant Napoléon, il n’était de prince si orgueilleux qui ne s’agenouillât devant le Pape, si puissant qui ne se souvienne tout ce qu’il devait à Dieu et à la Providence ?
 
Lundi à Notre-Dame, notre époque a été meurtrie dans ce qu’elle a de puissant. Dimanche à Colombo, elle a été rappelée à ce qu’elle a de plus vil.
 
Ainsi nous avons été capable de laisser brûler Notre-Dame.
 
 
Tous nos capteurs, toutes nos alarmes, tous nos écrans, toutes nos organisations et procédures, toute notre science et nos technologies, tous les moyens, enfin, de la modernité triomphante ont échoué à préserver un joyau architectural vieux de 800 ans d’un vulgaire incendie.
 
Peu importe la cause, peu importe le responsable. Il suffit que cela fut.
 
Soyons honnêtes : est-ce la perte d’un trésor que nous pleurons, ou notre incapacité à le protéger qui bouleverse nos âmes ?
 
L’examen de conscience est douloureux et l’attachement de Paris et du monde occidental à Notre-Dame est réel et profond.
 
Mais quel Parisien avait remis les pieds à Notre-Dame depuis la sempiternelle sortie de classe de 5e ?  Quel Parisien détournait son chemin de quelques pas pour venir la saluer ?
Levait-il seulement la tête quand il passait devant l’auguste Dame ?
 
Quand 2% de la population va encore à la messe le dimanche, qu’est-ce que cela peut bien faire Notre-Dame ?
 
Au fond Notre-Dame était devenue comme un doudou d’enfant, ce que les psychanalystes appellent un « objet transitionnel » non pas du bébé à l’enfant mais du passé glorieux à l’avenir médiocre, quelque chose qui rassure et auquel on ne prête aucune attention tant qu’il est là.
 
Dans un monde en proie à l’anxiété, Notre-Dame était une béquille psychologique, signe tangible du génie passé d’un peuple à qui il ne reste de sa gloire que l’orgueil ; cet orgueil qui trottine en chacun comme une figure tutélaire à peine consciente : Nos ancêtres l’ont fait et nous aussi : nous saurions faire.
 
C’est ce qu’on va voir… Mettons un instant de côté la conquête de Mars, l’invention de l’intelligence artificielle et le prolongement sans fin de la vie et employons notre génie à cette tâche triviale.
 
Il semble que notre désarroi ne vient pas tant de ce que nous avons perdu, certes inestimable, mais certainement pas irremplaçable, que du grand vide que nous avons désormais à combler.
 
Qu’allons-nous mettre sur ce toit ?
 
Allons-nous refaire à l’identique dans un demi-mensonge, faire comme si, à la manière des enfants qui jouent à la marchande ?
 
Allons-nous laisser ce stygmate en l’état ? Un certain nombre d’athées peu amènes le suggèrent, oublieux des fonctions de la cathédrale et suffisamment grossiers pour espérer que les catholiques partent en fumée avec leur charpente.
 
Allons-nous ajouter notre page à ce livre de pierre, déjà fruit d’une longue écriture ?  Mais alors comment allons-nous lier ensemble notre passé et l’élan d’avenir qu’impose cette reconstruction ?
 
Nous savons bien que sans passé, il n’est pas d’avenir possible, que la branche d’un arbre ne s’élance jamais plus haut que la profondeur de ses racines ne le permet.
 
Ici, la technologie n’est d’aucun secours, ici l’on s’aperçoit qu’elle ne peut être une fin en soi.
 
Les dernières réalisations parisiennes ne présagent guère, que ce soit la triste « canopée » des halles qui porte bien mal son nom ou la très intéressante Fondation Louis Vuitton.
 
Qu’est-ce que c’est que cette Fondation Louis Vuitton si ce n’est le rêve d’un milliardaire qui rencontre le caprice d’un architecte de légende et permet à une entreprise privée de faire financer par l’État une gigantesque pub pour des sacs à mains, des bouteilles de champagne et des paires de chaussures ?
 
La Fondation LVMH, c’est le retour à l’enfance et ses caprices, l’illusion de la toute puissance, un gribouillage qui sort de terre, un vaisseau spatial qui semble vouloir décoller, des voiles de verre interchangeables, comme des Lego, selon les goûts et les humeurs.
 
 
 
 
Ils se perçoivent eux-mêmes comme un vaisseau spatial
dans ce photo-montage publié par la fondation
 
 
 
esquisse de franck gehry Esquisse de Franck Gehry à l’origine du bâtiment 
 
 
La Fondation LVMH est le fantasme régressif d’un milliardaire et de son ami architecte, la célébration de l’enfance comme absolu, un inverse, très réussi, de ce qui fait l’âme de Notre-Dame : l’élan d’un peuple tout entier vers l’infini et la transcendance, l’élan d’un peuple vers Dieu.
 
Il a fallu 200 ans et la Foi de tout le peuple de Paris pour construire et financer Notre-Dame. Je doute qu’aucun des protagonistes qui auront la charge de reconstruire Notre-Dame ait le début de cette patience fondatrice. L’église que nous avions l’habitude de connaître était encore le résultat de 8 siècles d’histoire, d’embellissements et de meurtrissures, comme un grand livre de notre temps selon l’image consacrée par Hugo.
 
Quand Emmanuel Macron veut reconstruire en 5 ans en s’affranchissant des règles élémentaires, quand les Arnault, Pinault et consorts promettent l’argent par centaine de millions avant de savoir pourquoi et surtout pour qui va être reconstruite Notre-Dame, tous ces gens manquent cruellement d’humilité.
 
Reconstruire Notre-Dame impose de se demander d’où l’on vient et où l’on va. C’est un abîme qui n’a jamais trouvé de réponse qu’en Dieu et ses Mystères. Robespierre lui-même l’avait compris, qui avait instauré le culte de l’Être suprême, déjà à Notre-Dame.
 
Ce n’est pas le cas de nos puissants dont la geste indique une incapacité profonde à se transcender pour écrire une page du grand livre, respectant la précédente et préparant la suivante.
 
Il faut dire que l’ Église Rouge du communisme et le culte de l’Homme nouveau, si cher aux humanistes athées, ont échoué à remplacer l’Église qu’ils singeaient bien maladroitement.
 
Il reste un grand vide.
 
Emmanuel Macron a bien compris ce besoin vital de transcendance. Jeudi, il décernait la légion d’honneur à Michel Houellebecq.
 
Houellebecq est un réactionnaire, observateur désabusé d’un monde qui s’écroule, révélateur du grand mensonge politique. Pourquoi élever Houellebecq ?
 
Selon un article du Monde, qui touche juste : [Macron] lit dans Michel Houellebecq des choses qui l’intéressent, sur le besoin de transcendance notamment. Il est un peu en recherche de ça.
 
Et l’article continue : On peut se revendiquer agnostique et louer en même temps « l’histoire millénaire » de Notre-Dame de Paris.
 
Et de citer un entretien de Houellebecq à une revue catholique qui exalte les catholiques non-chrétiens qui «  admirent l’Eglise catholique romaine pour son pouvoir de direction spirituelle des êtres humains, et surtout d’organisation des sociétés humaines, sans pour autant être chrétiens »
 
Je ne doute guère que Monsieur Macron fasse partie de ces gens-là, tout comme Monsieur Arnault.  Houellebecq lui-même est tenté mais il sait sa place, il ne quitte pas son poste d’observateur ; il a raison.
 
Quelle sécheresse que ces cœurs qui ne s’émeuvent que devant l’ordre et l’organisation, c’est-à-dire leur ordre et l’organisation qui leur répond au doigt et à l’oeil.
 
Ces demiurges à tête de comptable chérissent les effets dont ils nient les causes. Nous voici retournés au début de cette lettre, au constat implacable que toute l’organisation et tout l’ordre du monde n’a pu empêcher un vulgaire incendie pas plus qu’il ne peut empêcher les massacres aveugles au Sri-Lanka et ailleurs.
 
L’ordre, qu’il soit réactionnaire ou progressiste, ne suffit pas. On ne conduit pas les hommes comme l’on conduit un troupeau, si tant est que ces énarques et polytechniciens aient jamais été capables de mener 10 têtes de bétail.
 
Ce qui fait Notre-Dame, ce ne sont pas ses tours, ni sa charpente, ni sa flèche, ce n’est pas son histoire, ni le nombre de ses touristes, ce n’est pas l’harmonie de ses proportions et encore moins le génie de ses concepteurs mais l’élan d’un peuple vers son Dieu, l’élan d’un peuple qui sait tout entier sa part de fini et d’infini, sa liberté et son joug, conscient du bien et du mal qui l’habitent, rendu humble par sa condition et glorieux par son aspiration.
 
Comprenez-moi bien. Je ne suis pas en train de faire de prosélytisme. Libre à vous de croire en ce que vous voulez. Mais c’est une faute de dissocier le génie architectural, le génie de l’organisation, le génie tout court du christianisme qui est le génie de l’Occident, de la Foi qui animait ses membres.
 
Vous ne pouvez pas reconstruire Notre-Dame si vous ne croyez pas que votre oeuvre a pour vocation essentielle de protéger et donner à voir la Présence Réelle du Christ. Sans cette Foi, sans le Mystère de l’Incarnation et la folie de la Croix, vous ferez sans doute quelque chose de très esthétique, peut-être même quelque chose de spirituel, mais ce ne sera pas Notre-Dame, ce sera une balafre, et certes pas la première.
 
Cela a-t-il encore un sens dans un monde qui a perdu la Foi ?  Comment faire la part entre le génie qui a su élever Notre-Dame et l’Occident au rang de grande civilisation mais qui a ultimement produit la persévérance dans l’horreur répétée de nos 2 guerres mondiales ? Peut-être faudrait-il commencer par s’arrêter un moment, humblement, et contempler.
 
Faute d’humilité, de pénible recherche et d’insupportable doute, la reconsruction de Notre-Dame nous privera un peu plus de ce dont nous manquons le plus cruellement du monde : l’absolu et la transcendance.
 
Notre-Dame s’apprête à abriter une réprésentation du  drame de l’humanisme athée. Et le crime sera double car ils prétendront œuvrer pour cette transcendance dont ils ressentent, sans jamais en être animé, le besoin fondamental d’un peuple qu’ils ne savent que détourner et avilir à leur intérêt.
 
« Voilà leur idéal, il n’y a là aucun mystère, aucune tristesse sublime… la soif de régner, la vulgaire convoitise des vils biens terrestres… une sorte de servage futur où ils deviendraient propriétaires fonciers… voilà tout. »
 
Ils ne se rendent pas compte qu’ils persévèrent dans une œuvre de destruction, qu’ils abîment la foi dans l’absolue dignité de l’homme ; foi sans laquelle aucun rempart, aucun ordre, aucune religion, n’empêchera jamais de massacrer des innocents… Que ce soit à Colombo au nom de l’Islam, Pendant la guerre d’Espagne au nom du Christianisme ou en URSS au nom du Progrès et de l’Homme nouveau.
 
À votre bonne fortune,
 
Guy de La Fortelle

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