« Un portrait de Dorian Gray au CAC40 » [le 19 février dernier]

27 12 2019
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De nos jours, les gens savent le prix de tout mais ne connaissent la valeur de rien.
Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray
 
 
Mon cher lecteur,
 
Imaginez cet homme.
 
Il vient d’une famille aisée et industrieuse.
 
Il a été formé dans les meilleures écoles dès sa plus tendre enfance.
 
Il sait sa chance et s’en veut digne : c’est un travailleur.
 
Il est repéré par l’un de ses professeurs qui téléphone à la meilleure classe préparatoire du pays. Cela se faisait comme ça. Cet obscur professeur de lycée dont l’histoire ne retiendra pas le nom vient de donner à son élève sa « trajectoire ».
 
Dès lors, il sera soigneusement pris en charge et préparé aux plus hautes fonctions.
 
Il suit la voie royale : école d’ingénieur prestigieuse, MBA en Amérique, formation dans les plus grands cabinets de conseil en stratégie.
 
À chaque étape, le nombre des élus diminue et la concurrence se fait plus rêche, l’échec, discriminatoire.
 
Vient l’heure des responsabilités.
 
Il prend les rennes d’une PME industrielle. En quelques années il en fait « le leader mondial de son secteur ». Il poursuit son ascension à la direction financière d’un groupe, prend la direction d’une filiale stratégique et se fait finalement débaucher : il devient directeur général d’un groupe du CAC 40.
 
Nous sommes quelque part au tournant des années 1990. Il fait entrer son groupe dans l’ère de la mondialisation.
 
Il y accomplira son grand œuvre.
 
Ses preuves faites, il ajoute le titre de président à celui de directeur général et décroche le sésame, le Graal : « PDG du CAC 40 ».
 
Les nouveaux marchés sont conquis au pas de course. La taille du groupe devient considérable, tout comme ses résultats. Les concurrents sont distancés. Le succès est total. Il n’aura jamais vraiment quitté cet homme talentueux, travailleur et ambitieux.
 
Il est influent. L’envergure de ce patron lui ouvre les portes de toutes les commissions et les oreilles de tous les puissants. Il est de tous les grands projets, modernisation de l’économie, de libération de la croissance…
 
Il pratique, il prodigue, il prescrit, sans relâche ni excès.
 
Il prend finalement une retraite active et bien méritée. C’est l’heure de la transmission. Il devient professeur dans une institution prestigieuse, se met à écrire des livres. Il passe à la télé, à la radio, dans les journaux : tout le monde le reçoit avec déférence, un soupçon de jalousie et une pincée de dédain. Tout de même, un journaliste à la botte d’un patron, il ne faudrait pas que cela se remarque.
 
Je pense bien à quelqu’un en particulier, mais je ne vous dirai pas son nom car cette trajectoire est emblématique.
 
Ce sont des gens remarquables pétris de qualités rares aussi bien techniques qu’humaines. Je souhaite à quiconque de pouvoir croiser leur route.
 
Et pourtant…
 
Cette élite a directement contribué à nous mener dans la situation insoluble dans laquelle nous sommes aujourd’hui.
 
Ils ont tout fait comme il fallait. Ils ont suivi les règles, appliqué les manuels, ils les ont dépassés, ils ont osé quand il fallait. Ils sont meneurs d’hommes, ils sont stratèges, ils sont leaders, ils sont charismatiques.
 
Ils sont vraiment tout cela en même temps.
 
Mais ils ont échoué.
 
Le CAC 40 n’est pas la France et celle de 2019 a peu de choses à envier à la France de 1989.
 
Il y a quelque chose de faustien dans ces personnages rattrapés, comme à l’heure des comptes, par un diable qui vient prendre son dû et rétablir l’équilibre d’un succès mal acquis.
 
Car malgré toutes leurs qualités, ces hommes et ces femmes ne sont pas démiurges.
 
Et plutôt que de se demander comment la somme de leurs réussites personnelles a conduit à un gigantesque échec collectif… Ces gens-là viennent nous expliquer ce que tous les autres font mal et comment nous devrions faire.
 
Et c’est toujours la même musique, vous la connaissez :
 
  • Il faut plus d’entrepreneurs (ce qu’eux-mêmes n’ont jamais été).
  • Plus d’innovation ;
  • Plus de formation ;
  • Moins d’impôts ;
  • Moins de charges ;
  • Plus d’attractivité (c’est comme cela que l’on dit profit quand on est poli).
 
Oh, en théorie ils ont raison.
 
Je rêve moi aussi, d’un pays serein, à la gestion saine et à l’activité débordante.
 
Qui pourrait vouloir l’inverse ?
 
Mais prenez, l’ouvrier de l’usine que ce grand patron a délocalisée en Chine ou en Pologne.
 
Il a 45 ans peut-être. Cette usine, ses parents travaillaient déjà dedans. Il s’est endetté sur 25 ans pour acheter son petit pavillon à 10 km de l’usine. L’usine est partie avec toutes celles de la région mais lui, il ne le peut pas… Son pavillon est dorénavant en zone sinistrée. Le crédit, lui, est toujours là. Il doit rembourser son emprunt, sa maison est invendable maintenant que les usines sont parties.
 
Il pourrait trouver un boulot à 80 km mais son SMIC ne lui permet certainement pas de payer l’essence. On lui a bien proposé une prime incroyablement généreuse de 6 000 € — 5 mois de salaire ! — pour passer à l’électrique mais la voiture coûte 20 000 € et son budget est de… 1 500 €. Ce n’est pas pour lui.
 
De toute manière, à Paris, ils ont prévu la destruction d’1 million d’emplois industriels dans les 10 prochaines années, autant que dans les 10 dernières… Alors à quoi bon.
 
On lui reproche même maintenant de ne pas s’adapter : on manque d’informaticiens et de personnel en maison de retraite… Qui peut croire qu’un ouvrier avec 25 ans d’usine va demain aller changer des couches en maison de retraite et encore avec un mot doux pour le p’tit vieux indisposé.
 
Cet homme, Monsieur le PDG du CAC 40, faut-il le laisser crever, lui et toute sa famille au bord du chemin ?
 
Alors oui, l’État va payer. Il va payer en aides, en services, en couverture médicale, il va peut-être subventionner un repreneur qui dépensera l’argent pendant 2 ou 3 ans à faire des trucs dans l’usine abandonnée, jusqu’à ce que les subventions s’arrêtent… 
 
Comprenez-vous Monsieur le patron du CAC 40 que votre succès s’est fait sur le dos de ces millions de gens ?
 
Comprenez-vous que pour une économie de 10 € sur votre coût de production vous avez imposé 20 € à la collectivité pour prendre en charge les laissés pour compte de votre mondialisation heureuse ?
 
Il est là votre pacte faustien : votre succès s’est construit sur l’échec de tous les autres.
 
Bien sûr vous ne vouliez pas cela. Vous auriez préféré que la France accepte, comme l’Allemagne des années 2000, une politique de déflation compétitive : baisse des salaires, baisse des couvertures sociales afin d’être compétitif sur le grand marché mondial.
 
Vous auriez voulu qu’un peintre en bâtiment français puisse être concurrentiel face à l’ouvrier polonais qui accepte 4 € de l’heure, charges comprises, 70 heures par semaine (oui c’est illégal, mais lorsque vous fermez 9 chantiers par an pour fraude, cela n’inquiète pas beaucoup des 500 000 travailleurs détachés déclarés, et encore moins les autres).
 
Vous auriez voulu que la France tienne sa place dans la mondialisation.
 
Ce n’est pas faute d’avoir essayé.
 
Mais la France a refusé.
 
Elle a tort, elle a raison. Peu importe, elle a refusé.
 
Désolez-vous si vous voulez… Elle a refusé.
 
Vous pouvez croire que vous avez manqué de pédagogie, que vous avez mal expliqué, qui est la manière polie prendre les gens pour des c**s.
 
Je crois pour ma part qu’ils ont très bien compris : Moi y en a dire à toi que toi y en a gagner moins et moi y en a gagner beaucoup plus.
 
Et de toute manière, mon cher PDG du CAC 40… La France a refusé.
 
Et cela fait 20 ans (au moins) qu’elle refuse.
 
Elle refuse vos réformes. Elle refuse votre Europe. Elle refuse votre capitalisme financialisé et mondialisé.
 
Elle a tord, elle a raison, peu importe.
 
Voyez-vous mon cher PDG du CAC 40, une nation, comme disait Philippe Seguin, est une communauté de destin.
 
Vous refusez de partager ce destin français… Plus que cela, et c’est un crime abject, vous refusez désormais à la France un destin.
  
Sinon cela serait simple, car les constats, nous les connaissons et les partageons tous :
 
  • Constat n° 1 : La France N’est PAS compétitive dans le grand marché mondial ;
  • Constat n° 2 : la France refuse d’être compétitive dans le grand marché mondial ;
  • Constat n° 3 : Le maintien de la France dans le grand marché mondial malgré son refus de s’y adapter crée une situation catastrophique.
Dès lors, il n’y a qu’une seule solution :
 

« Excusez-moi, chers amis polonais, mais je ne suis pas en mesure d’appliquer les directives Bolkenstein et sur le travail détaché. Je suis contraint de me retirer. »

 

« Excusez-moi chers amis chinois mais je ne suis pas en mesure de laisser partir mes usines en Chine : cela me coûte plus cher socialement que je ne gagne en pouvoir d’achat… Je vais taxer vos importations de 20 % là où cela m’est absolument nécessaire. »

 

« Excusez-moi chers amis néerlandais mais je ne suis pas ne mesure de laisser partir mes sièges sociaux chez vous, je vais les rapatrier en France. »

 

« Excusez-moi, chers amis irlandais et de chez Google, mais je ne suis pas en mesure de vous laisser piller les données personnelles de toute ma population, je vais créer les conditions d’émergence de concurrents français, à commencer par vous obliger à relocaliser vos serveurs et vos activités pour la France, en France. »

 
Eh oui, mon cher PDG du CAC 40, ce sont là des conditions qui ont permis votre succès que je remets en cause.
 
Mais votre succès s’est fait en dehors de la communauté de destin qu’est la France. Il s’est fait sur le dos de la France : le CAC 40 n’est pas et ne sera jamais la France, aujourd’hui moins que jamais.
 
Alors je comprends bien que vous répugniez à rogner votre avantage mais si vous saviez votre histoire et vos humanités aussi bien que vous savez la finance et le management, vous sauriez que vous ne pouvez pas éternellement imposer vos règles contre l’avis de la nation tout entière.
 
Ce qui est inacceptable en revanche, est le terrorisme intellectuel du tout ou rien, dont vous vous rendez complices, cette manière qu’à Bruxelles de nous dire, à nous autant qu’aux Anglais : vous êtes avec nous ou vous êtes contre nous.
 
Ce dogmatisme ne mène qu’à un endroit : l’effondrement.
 
L’histoire récente au Royaume-Uni, en Italie, en Europe de l’Est, en Allemagne (même) et bien sûr en France, montre que nos vieux États-nations ne sont pas solubles dans l’Europe de l’UE.
 
Et ce n’est pas être anti-européen que de dresser le constat d’échec de l’UE et de l’Euro, bien au contraire.
 
L’année dernière, Emmanuel Macron a tenté sans succès de renégocier la directive Bolkenstein. Qu’à cela ne tienne, arrêtons unilatéralement.
 
Bruno Lemaire est en train de se casser les dents sur la taxation des géants américains du numérique qui échappent à l’impôt en Irlande et aux Pays-Bas. Mais alors elle devrait aussi le faire pour Total, Renault et un bon nombre de groupes du CAC40 qui multiplient les filiales au pays des tulipes. La France va-t-elle mettre les Pays-Bas sur la liste noire des paradis fiscaux ? Cela serait cocasse. Et Bruno Lemaire est un sinistre arriviste qui préfère ajouter l’iniquité à l’iniquité plutôt que d’exiger que ces géants installent leurs activités françaises en France… Ah mais dès lors, ce n’est plus Google le problème, mais l’Union Européenne.
 
Et nous devons bien honorer nos engagements européens, vous diront-ils. Que n’ont-ils dit cela après 2005 et le NON au referendum sur la constitution européenne…
 
Mais c’est impossible, il faudrait rétablir des contrôles aux frontières, c’est la fin de la libre circulation des travailleurs, la fin de SchengenMême pas. La Suisse est dans Schengen sans pour autant avoir aboli ses frontières.
 
Il s’agit de sortir du tout ou rien en bloc, du pour ou contre l’Europe, progressiste ou fasciste.
 
Il n’est pas question de remettre les frontières mais de remettre des frontières.
 
Il n’est pas question de se renfermer sur nous-mêmes mais l’on ne peut être en accord avec les autres sans être en accord avec soi-même.
 
Sans doute cela prendra-t-il 20 ans. Raison de plus pour ne pas trainer.
 
À votre bonne fortune,
 
Guy de La Fortelle
 
 
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