Qui ne connait pas son histoire est condamné à la revivre

22 06 2019
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Cette lettre a été publiée initialement le 26 janvier 2017 sous le nom de plume d’Olivier Perrin. D’actualité, je pense qu’elle peut vous intéresser aujourd’hui.
 
Mon cher lecteur,
 
En 1954 un pain coûtait 26 centimes. Je parle de francs, pas d’euros. 60 ans plus tard, en 2014, le même pain coûte 21 fois plus cher. [1]
 
Pas de quoi fouetter un chat… Cela ne fait jamais que 5% d’inflation annuelle. Et le pain qui pouvait représenter une partie substantielle des dépenses à la sortie de la Seconde Guerre, ne pèse plus que pour 0,6% de notre budget aujourd’hui. [2]
 
Le prix de ce même pain n’avait pourtant varié que de quelques centimes entre 1855 et 1913. C’est à dire que votre baguette coûtait grosse modo le même prix sous le Second Empire ou la Troisième République à quelques centimes près. [3]
 
Cela n’est pas neutre.
 
En fait cela change tout et nos aïeux l’avaient bien compris.
 
La stabilité c’est la clarté. 
 
La stabilité permet de se rendre compte de l’enrichissement de votre boulanger et des raisons de cet enrichissement. Si votre boulanger fait le meilleur pain de la ville, il pourra se faire payer plus cher au lieu que, maintenant, vous ne savez pas au juste pourquoi une baguette coûte sans cesse plus cher… Est-ce l’inflation ?  Le talent de votre boulanger ? Son  appât du gain ? A-t-il eu la peau de son concurrent du coin de la rue ?
 
Je parle du boulanger parce que l’exemple du prix du pain est éloquent, mais cela vaut pour tout commerce, tout échange. 
 
La stabilité est le premier rempart de la spéculation. De l’enrichissement indu. Du capitalisme de connivence… Bref de toutes les stratégies d’enrichissement personnel au détriment de tous qui nous sont si insupportables en cette décennie de crise.
 
Nos ancêtres du XIXe siècles avaient à vif, en France et en Europe, l’expérience catastrophique des « assignats », cette monnaie de papier révolutionnaire gagée sur les biens de l’Église qui s’est soldée par le premier épisode d’hyper-inflation de l’économie moderne.
 
Notez que cette hyper inflation n’avait eu à l’époque qu’une amplitude de 1 à 100, très loin des milliards de milliards des hyper-inflation du XXe siècle, dans l’Allemagne des années 1920, en Union Soviétique ou plus récemment au Zimbabwe et dans une moindre mesure en Argentine et au Brésil.
 
Tout le XIXe siècle a pourtant gardé la mémoire du chaos que cela avait créé, la misère et les spéculations effrénées : l’enrichissement de quelques spéculateurs contre l’appauvrissement de tous (je ne parle pas de l’Église mais des millions de petites gens qui possédaient quelques assignats pour toute économie et se retrouvèrent ruinés).
 
Le XIXe siècle, par ce traumatisme, avait viscéralement besoin de stabilité monétaire.
 
Nous avons perdu cette mémoire.
 
Deux guerres mondiales ont brouillées les cartes et nous nous sommes engouffrés depuis dans une série d’expériences économiques et monétaires qui terroriseraient toute personne avec un tant soit peu de mémoire.
 
En France dans les années 1950, on parlait de « Stop & Go« . Lorsqu’il y avait inflation, on augmentait les taux pour éviter la surchauffe puis l’on relançait la machine.
 
À partir des années 1960, on se dit qu’entre inflation et chômage, il faut choisir. C’est la fameuse courbe de Phillips qui postule que l’inflation est le seul remède au chômage et qu’à tout prendre, il vaut mieux le mal monétaire que le mal du chômage.
 
Mais patatras, voilà que nous découvrons la stagflation dans les années 1970… Nous aurons inflation ET chômage.
 
Les années 1980 sont celles des expériences monétaires communes en Europe… Le serpent dans le tunnel et autres échecs patentés qui ne nous empêchent pas de nous lancer dans la course à l’Euro.
 
Nous décrétons dans les années 1990 que l’inflation est le mal… Mais seulement au-delà de 2% (pourquoi 2%… personne ne le sait ni ne l’a expliqué). Peu importe, c’est signé, nous convergerons vers 2%.
 
Finalement depuis 2008 le spectre de la déflation est apparu. C’est encore bien pire que l’inflation, la déflation, nous disent-ils pour justifier tous les excès de nos banquiers centraux.
 
Et vous cher lecteur, vous vous y retrouvez ? Finalement, de l’inflation, il en faut ou pas ? Et combien ? 
 
Il existe des centaines de théories économiques qui vous prouveront tout et leur contraire. Mais une mémoire, nous n’en avons qu’une. 
 
En un demi siècle nous avons prouvé notre incapacité TOTALE à faire sortir le moindre bienfait des manipulations monétaires.
 
Mais surtout, la somme des expériences accumulées nous a fait perdre la tête.
 
Qu’est-ce qui est juste ? Qu’est-ce qui est bon ? Nous ne le savons plus. Nous sommes déboussolés. Privé de mémoire par l’accumulation des expériences avortées et des mouvements de balanciers, nous sommes comme déracinés.
 
Et ce qui vaut pour la politique monétaire vaut aussi pour l’emploi, la fiscalité, l’immobilier… Comment juger d’une politique sans pivot tangible de la situation d’avant ?
 
L’économie dans laquelle nous vivons est comme une recette de cuisine ratée à laquelle nous ajoutons sans cesse de nouveaux ingrédients pour rattraper le ragout sans plus savoir si c’est de sel ou de sucre que nous manquons, si c’est de la viande ou du poisson que nous mangeons.
 
La mémoire, cher lecteur, nous en manquons bien plus que nous ne manquons d’argent ou de croissance.
 
Les phénomènes de mémoire, ou plutôt d’oubli, son un apport considérable de l’économiste Maurice Allais.
 
Il a mis au point à partir des années 1960 un « taux d’oubli » des sociétés bien plus important dans le déclenchement des crises, en particulier hyper-inflationnistes que les volumes de dettes ou de création monétaire.
 
Maurice Allais est un économiste quantitatif qui préférait écrire en équations qu’en belles phrases mais cette précision mathématique du prix Nobel d’économie en fait un analyste bien plus redoutable que la plupart des « stars » de notre époque pour qui accepte de rentrer dans son monde de chiffres et d’équations.
 
Il n’est sans doute pas anodin qu’en 2016 le président Trump ait nommé comme conseiller spécial Carl Icahn, monstre sacré de la finance, pour s’occuper de la « big fat ugly bubble » que lui laissait Obama en héritage —notez que personne ne reproche cet écart de langage à Trump, nous sommes bien en présence d’une bulle très grosse et très méchante.  
 
Carl Icahn a 82 ans et comme il le dit lui-même, il a « vu les crises de 1969, 74, 79, 87 et 2000. Cela n’était pas beau à voir… Mais un temps arrive où ces crises auront l’air bien douces comparées à ce qui nous attend ». Il a démissionné en 2017, Trump a cédé à la big fat uggly bubble
 
Il est malheureusement à craindre qu’avant de retrouver la mémoire, le réveil sera douloureux mais il nous appartient déjà de reconstituer nos mémoires personnelles, celles de nos familles, de nos villages, de nos quartiers. De les écrire et de les transmettre. Dans une société qui met au chômage les « vieux » disqualifiés bien avant 50 ans, peut-être devrions-nous prendre le temps d’écouter et nous imprégner de nos ainés.
 
À votre bonne fortune,
 
Guy de La Fortelle
 
 
 
 
[1] 26 centimes de francs correspondent à 4 centimes d’euros, soit 21 fois moins que les 87 centimes que coûte une baguette en 2014 : http://france-inflation.com/prix_du_pain_depuis_1900_en_france.php
 
 
[3] Les variations se situent dans une fourchette de 7%, c’est-à-dire 1,4 centimes à la hausse ou à la baisse pour une livre de pain à 40 centimes : http://www.histoire-genealogie.com/spip.php?article2283

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